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L'écologie dans Dune : une science des conséquences

Par René Audet & Corinne Gendron

Frank Herbert était-il écologiste ? Plusieurs en ont douté, estimant que son message n’a pas clairement pour objet de protéger la nature. Mais c’est faire fi des enseignements à la fois plus subtils et plus complexes que nous pouvons tirer de son œuvre : la préservation des écosystèmes s’avère un défi parce qu’elle dépend d’une dynamique jamais totalement maîtrisée, ni exempte de hasard entre les sociétés humaines et leur milieu. D’où le principe fondamental voulant que l’écologie est d’abord une science des conséquences.

 
Illustration du château de la Maison Atréides sur la planète Caladan, réalisée par Marcin Basta.

Illustration du château de la Maison Atréides sur la planète Caladan, réalisée par Marcin Basta.

 

L’effet Tansley

À sa sortie, l’œuvre Dune tranche avec les représentations de la nature alors prisées par la science-fiction. Souvent aride à l’instar de Mars, parfois foisonnante en écho à d’anciennes hypothèses sur Vénus, la nature y est statique.

Le monde mis en scène par Herbert est au contraire façonné par une dynamique qui va se déployer tout au long de la série et radicalement changer le visage de la planète Arrakis au fil des romans.

L’auteur inaugure ainsi une nouvelle génération d’œuvres où la transformation des écosystèmes sert de trame narrative, qu’il s’agisse de A Door into Ocean de Joan Slonczewski en 1986, ou de Mars la Rouge de K. S. Robinson en 1992.

 
Couverture de La trilogie martienne : Mars la Rouge, Mars la Verte, Mars la Bleue écrit par Kim Stanley Robinson.

Couverture de La trilogie martienne : Mars la Rouge, Mars la Verte, Mars la Bleue écrit par Kim Stanley Robinson.

 
Photographie d’Arthur George Tansley, un botaniste britannique. Il a créé le terme écosystème en 1935 ainsi que l'écotope en 1939.

Photographie d’Arthur George Tansley, un botaniste britannique. Il a créé le terme écosystème en 1935 ainsi que l'écotope en 1939.

 

Lors de la parution du roman, le terme écosystème n’est d’ailleurs pas courant, et Herbert a la coquetterie de mobiliser le philosophe des sciences, qui en est à l’origine, pour désigner par l’expression « effet Tansley » le principe d’équilibre dynamique entre un milieu et les espèces qui l’habitent.

À travers le personnage de la Révérende Mère, il fustige par ailleurs le terme de « nature » qu’il estime trop limité : « Un monde est la somme de multiples éléments : de sa population, de sa crasse, des choses vivantes, de ses lunes, de ses marées et de ses soleils. Cette somme inconnue était appelée nature. Un terme vague, qui ne signifiait rien du présent. »

 
Scène du film Dune de David Lynch avec Liet-Kynes, incarné par Max von Sydow.

Scène du film Dune de David Lynch avec Liet-Kynes, incarné par Max von Sydow.

 

Mais ce sont les personnages de Liet-Kynes et de son père Pardot qui sont les principaux vecteurs de la vision écologique que Herbert concrétise à travers sa saga.

Leur haute fonction d’écologiste planétaire, ou de Planétologiste Impérial, témoigne de la centralité de la dynamique écologique dans le monde mis en scène par l’auteur, mais aussi de sa portée, comme l’explique Pardot Kynes à Liet : « Nous sommes des généralistes […]. Tu ne peux tracer des définitions nettes autour de problèmes planétaires. La planétologie est une science sur mesure. »

 
Portrait de Liet-Kynes, planétologiste impérial, réalisé par Nathan Anderson.

Portrait de Liet-Kynes, planétologiste impérial, réalisé par Nathan Anderson.

 
Portrait de Liet-Kynes réalisé par Mark Molnar. Le but de Liet-Kynes est de transformer Dune en planète verte et fertile. Pour cela, il fait installer dans de nombreux lieux des pièges à vent en grand nombre, récupérant l’humidité de l’atmosphère.

Portrait de Liet-Kynes réalisé par Mark Molnar. Le but de Liet-Kynes est de transformer Dune en planète verte et fertile. Pour cela, il fait installer dans de nombreux lieux des pièges à vent en grand nombre, récupérant l’humidité de l’atmosphère.

 

Selon Pardot, l’environnement d’Arrakis résulte de l’évolution des formes de vie locales. Et c’est dans la foulée des travaux de Tansley et de son concept de climax anthropogénique dynamique qu’il avance que cet environnement peut être transformé pour peu qu’on mette à profit des « harmonies susceptibles de s’entretenir elles-mêmes » : « Si nous pouvons consacrer trois pour cent des végétaux d’Arrakis à la production de composés carboniques nutritifs, nous aurons lancé le cycle. »

Or la modification du cycle de l’eau suppose d’autres transformations qui renvoient à l’ensemble de la dynamique écosystémique de la planète et peuvent se traduire in fine par des conditions défavorables.

En modifiant certains paramètres, l’intervention humaine altère une dynamique qui peut tourner au désastre : « Depuis longtemps, les hommes et leurs œuvres ont été le fléau des planètes […]. La nature tend à compenser l’effet des fléaux, à les repousser ou à les absorber pour les incorporer dans le système d’une façon qui lui est propre. » Herbert expose ainsi une notion qui n’allait apparaître que beaucoup plus tard : la résilience des écosystèmes.

 
Paysage de la planète Arrakis réalisé par Mark Molnar où les Shai-Hulud attaquent des Fremen.

Paysage de la planète Arrakis réalisé par Mark Molnar où les Shai-Hulud attaquent des Fremen.

 

La difficile adaptation du système social

Mais ce qui s’avère particulièrement intéressant et original dans la pensée de Herbert est d’avoir fait intervenir dans cette dynamique le système social. L’œuvre fait ainsi écho aux travaux contemporains des frères Odum qui, dans la foulée des réflexions entamées par Tansley, ont insisté sur la part des systèmes sociaux dans la dynamique des écosystèmes.

Le système social est, selon eux, d’abord témoin et médiateur des conditions imposées par l’environnement : « Les particularités physiques d’un monde s’inscrivent dans son histoire économique et politique. Telle que nous la lisons, elle fait apparaître nos objectifs comme évidents . »

C’est ainsi que toute la culture fremen est façonnée par la rareté de l’eau, qu’il s’agisse de la « discipline de l’eau » en vertu de laquelle tout gaspillage est tabou, de sa référence comme mesure et monnaie d’échange, ou de sa symbolisation et de son intégration aux rites qui en traduisent la valeur inestimable.

 
Illustration d’un campement pyramidal de Sardaukar, réalisée par Mark Molnar.

Illustration d’un campement pyramidal de Sardaukar, réalisée par Mark Molnar.

 
Illustration d’un rituel Fremen autour de l’eau, réalisée par Mark Molnar.

Illustration d’un rituel Fremen autour de l’eau, réalisée par Mark Molnar.

 

Mais le système social sera aussi le vecteur d’un projet de transformation de l’environnement ; l’élite écologiste cherche à mettre à contribution les « masses » fremen dans un projet de verdissement de la planète en s’appuyant sur leurs rites et leur religion : « Les gens d’Arrakis devront savoir que nous œuvrons pour qu’un jour cette terre soit gorgée d’eau […]. La plupart, bien sûr, ne comprendront notre projet que d’une façon semi-mystique […]. Qu’ils pensent n’importe quoi, pour autant qu’ils croient en nous. »

Or ce projet planifié sur un temps long, qui consiste à « récolter l’eau, sonder les dunes, changer ce monde lentement mais sûrement », va être précipité par l’arrivée de Paul. Cet accident, cet imprévu, va accélérer le projet de manière radicale et entraîner la disparition d’un peuple dont la culture deviendra inadaptée sans avoir pu se transformer.

Herbert esquisse ainsi l’hypothèse que, parmi les éléments constitutifs de la dynamique écologique, le système social et la culture ne sont peut-être pas les plus faciles à modifier. Les sociétés sont donc mises en péril par des transformations qu’elles ont elles-mêmes impulsées dans leur environnement.

 
Paysage désertique de la planète Arrakis réalisé par Mark Molnar.

Paysage désertique de la planète Arrakis réalisé par Mark Molnar.

 

C’est certainement là la leçon la plus percutante et la plus actuelle que nous pouvons tirer de cette œuvre : la difficulté d’adapter une culture face à des conditions environnementales changeantes. Actuellement, les changements globaux d’origine anthropique nous imposent en effet une adaptation dont le défi tient notamment à une temporalité écourtée.

Herbert nous sert néanmoins sa leçon avec l’ironie d’une problématique inversée où, face à des Fremen qui disparaissent à la faveur d’un environnement devenu clément, nous avons pour notre part du mal à adapter notre culture en fonction d’un environnement que nous fragilisons ; nous devrons donc subir des conséquences que les écologistes ont pour mission de nous révéler, et à propos desquelles ils ont le devoir de nous alerter.

 
Paysage rocheux de la planète Arrakis réalisé par Mark Molnar.

Paysage rocheux de la planète Arrakis réalisé par Mark Molnar.

 

Enfin, à travers la mise en perspective qu’offre le peuple fremen, Herbert esquisse aussi une moralité qui n’est pas sans écho avec nos choix de société : la facilité est la mère de la déchéance.

« Nous sommes venus de Caladan, monde paradisiaque pour notre forme de vie. Sur Caladan, nous n’avions nul besoin de construire un paradis physique ou un paradis de l’esprit. La réalité suffisait, tout autour de nous. Et le prix que nous avons payé est celui que les hommes ont toujours payé pour jouir du paradis durant le temps de leur vie : nous sommes devenus fragiles, notre fil s’est émoussé. »

 
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