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Et Dune entra dans les campus américains

Par Mehdi Achouche

Lorsqu’il sort en 1965, Dune, dont le premier tirage ne compte que 2 200 exemplaires, connaît immédiatement un grand succès critique, remportant dans la foulée le prix Nebula et l’année suivante le prix Hugo du meilleur roman de science-fiction. Mais le succès populaire n’est pas tout de suite au rendez-vous, seulement 6 500 exemplaires de la version reliée ayant été vendus en cinq ans, et ce n’est que progressivement qu’un public de plus en plus large découvrira l’univers bâti par Herbert.

 
En 1959, alors qu’il est censé rédiger un article sur les dunes de l'Oregon Dunes National Recreation Area (photographie), Frank Herbert se retrouve captivé par le sujet. Il accumule alors beaucoup plus d'informations qu'il ne lui en faut pour un si…

En 1959, alors qu’il est censé rédiger un article sur les dunes de l'Oregon Dunes National Recreation Area (photographie), Frank Herbert se retrouve captivé par le sujet. Il accumule alors beaucoup plus d'informations qu'il ne lui en faut pour un simple article, qui ne sera d'ailleurs jamais écrit, mais il marque le début de l'écriture de la saga de Dune.

 
Première édition du Festival de Woodstock en 1969, rassemblement emblématique de la culture hippie.

Première édition du Festival de Woodstock en 1969, rassemblement emblématique de la culture hippie.

 

La culture hippie

Durant les premières années, ce sont surtout des étudiants et des « hippies » (terme très vague qui regroupe à l’époque toutes sortes de gens plus ou moins marginaux) qui découvrent fascinés le roman et se le passent de main en main, en le classant parmi les œuvres underground.

 
Une Coccinelle à motifs des années 1960.

Une Coccinelle à motifs des années 1960.

 

Brian Herbert raconte, dans la biographie qu’il a écrite de son père, Dreamer of Dune, comment, âgé d’une vingtaine d’années, il est pris en auto-stop par un couple de hippies au volant d’une petite Coccinelle. Lorsqu’il apprend qui est son père, le conducteur est si excité qu’il gare précipitamment la voiture sur le bord de la route pour déclarer son adoration du roman, qu’un camarade lui avait recommandé.

 
Une planche de buvards de LSD aux motifs psychédéliques.

Une planche de buvards de LSD aux motifs psychédéliques.

 

L’histoire s’est répétée : Frank Herbert a reçu des appels d’illustres anonymes qui lui confiaient avoir lu Dune à voix haute tout en écoutant de l’acid rock ; une nuit à 3 heures, il a été réveillé par un fan plein d’enthousiasme et d’autres substances lui annonçant que la lecture du roman avait été un vrai « trip » pour lui… Tant est si bien qu’Herbert se mit sur liste rouge.

 

Un syncrétisme des religions qui fait écho

Le premier numéro du Whole Earth Catalog, que Steve Jobs a décrit plus tard comme une des bibles de la contreculture, fait la publicité de Dune en 1968, vantant sa popularité sur le campus de Berkeley (le bastion de la révolte estudiantine) et dans la communauté d’artistes de Libre, perchée dans les montagnes du Colorado : « Sa métaphore est l’écologie. Son thème, la révolution. »

Les lecteurs peuvent commander l’édition de poche par la poste pour 95 cents seulement. La même page loue les mérites d’un livre sur l’utopie d’un kibboutz, où hommes et femmes sont occupés à transformer le désert.

 
Couverture du Whole Earth Catalog en 1969.

Couverture du Whole Earth Catalog en 1969.

 
Double-page du Whole Earth Catalog en 1969.

Double-page du Whole Earth Catalog en 1969.

 

Alejandro Jodorowsky, qui a réalisé des films psychédéliques et mystiques typiques de cette même contre-culture (El Topo, La Montagne sacrée), est lui aussi attiré par le roman… qu’il n’a pas lu mais dont un ami lui a parlé.

Les professeurs d’université ne sont pas en reste, faisant étudier l’ouvrage à leurs étudiants et invitant l’hirsute Herbert à donner des conférences sur de nombreux campus. Les raisons de ce bouche à oreille dans les cercles de la contre-culture sont multiples.

Premièrement, Dune est en phase avec son époque et créé un nouveau type de SF, en s’éloignant de la mise en scène glorieuse de la science, du rationalisme et du culte des machines, pour s’intéresser aux religions et à des spiritualités alternatives – ce que J. G. Ballard appelle l’espace intérieur, ou subjectif.

 
Affiche du film La montagne sacrée réalisé par Alejandro Jodorowsky et sorti en 1973.

Affiche du film La montagne sacrée réalisé par Alejandro Jodorowsky et sorti en 1973.

 
 
Couverture du livre Les Portes de la perception d’Aldous Huxley, aux éditions 10/18.

Couverture du livre Les Portes de la perception d’Aldous Huxley, aux éditions 10/18.

 

Le bouddhisme zen et les philosophies orientales sont particulièrement populaires dans la contre-culture américaine depuis les années 1950, en particulier sur la côte Pacifique. Le syncrétisme des religions imaginées par Herbert, comme le zenschiisme et le zensunni, trouve un écho important au sein d’une génération désireuse de s’éloigner du matérialisme et de la « technolâtrie » de l’époque pour plus d’authenticité.

Le nom Paul-Muad’Dib est d’ailleurs une façon de combiner deux religions à travers deux mots aux références religieuses distinctes. Qui plus est, le rapprochement entre l’épice du roman, qui décuple les facultés de ses consommateurs, et des drogues contemporaines comme le LSD va de soi.

Spiritualité et drogues allant souvent de pair, une réelle fascination existe au sein de la jeunesse de l’époque pour des capacités cognitives supposées comme la télépathie ou la télékinésie – l’idée de pouvoir activer des zones dormantes du cerveau, atteindre et traverser les fameuses « portes de la perception » décrites par Aldous Huxley.

 

Pour découvrir une communauté expérimentale située dans les plaines du Colorado du Sud, qui mêlait des pratiques artistiques et architecturales dans les années 60, visionnez ce documentaire réalisé par Joan Grossman.

 

Choisir son propre futur

Arthur C. Clarke, qui avec Stanley Kubrick met en scène son propre « trip » vers l’espace intérieur dans 2001, l’Odyssée de l’espace, sera parmi les premiers à comparer le roman au Seigneur des anneaux, en termes de volumes, d’annexes et de souffle narratif.

Dans les années 1960, la fantasy est en train de gagner ses lettres de noblesse auprès de la contre-culture, alors que les premières éditions de poche du Seigneur des anneaux sortent à peu près en même temps que Dune aux États-Unis et deviennent très vite des best-sellers que s’arrachent ces mêmes étudiants. La fantasy se concentre sur un passé fantasmé plutôt que sur l’avenir, sur la magie et la spiritualité plutôt que sur la science et la logique, ou encore sur la nature plutôt que sur des environnements artificialisés.

À ce titre, Dune est à la confluence de la SF et de la fantasy, mais c’est peut-être cette deuxième composante qui capture l’imagination des lecteurs de l’époque. Les intelligences artificielles ont été bannies de l’Empire, et c’est dans le désert, auprès d’un peuple vivant en osmose avec son environnement, que Paul trouve sa voie. Or la fantasy est également populaire en ceci qu’elle permet de regarder en arrière et de mettre en valeur un environnement naturel préservé et respecté.

 
Couverture du livre Le Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien aux éditions du Livre de Poche, 1976.

Couverture du livre Le Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien aux éditions du Livre de Poche, 1976.

 
Couverture du livre Printemps silencieux de Rachel Carson aux éditions Wild Project.

Couverture du livre Printemps silencieux de Rachel Carson aux éditions Wild Project.

 

Herbert, dans le sillage du célèbre Silent Spring de Rachel Carson paru en 1962, aide à populariser le terme d’écologie, encore peu utilisé par le grand public. Protéger l’environnement naturel, rejeter les intelligences artificielles et s’approprier les psychotropes revient pour l’époque à se rebeller contre les autorités, les parents, les enseignants et leur récit de progrès linéaire et de futurs utopiques. L’histoire dans Dune est cyclique, et surtout elle intègre de nombreux futurs possibles.

Il ne s’agit pas d’accepter LE futur, celui imposé par l’establishment (qui l’appelle « le progrès » pour le prétendre inévitable), mais d’en choisir un parmi d’autres. Exit l’imperturbable ligne qui représenterait le progrès, semble dire le roman à ses lecteurs, voici une série de carrefours qui exigent de prendre des décisions volontaristes.

Le parallèle avec Isaac Asimov et son cycle de Fondation est patent, mais dans Dune il ne s’agit pas d’empêcher l’effondrement de l’Empire ou de limiter celui-ci, mais au contraire de précipiter sa chute afin de faire advenir un monde meilleur. L’époque a bien changé.

 
Affiche du film Lawrence d’Arabie réalisé par David Lean et sorti en 1963.

Affiche du film Lawrence d’Arabie réalisé par David Lean et sorti en 1963.

 

Un point encore, le lectorat a aussi pu être sensible au discours anticolonial du roman, dont on ne peut nier les similarités avec Lawrence d’Arabie (sorti sur les écrans en 1962) qui raconte la rébellion des Arabes du désert contre l’occupant. À cette époque, les étudiants américains sont en pleine révolte contre les guerres menées à l’étranger (celle du Vietnam surtout) et l’existence de colonies, prenant fait et cause pour les peuples et les minorités asservis, souvent perçus comme une alternative salutaire au matérialisme occidental et comme étant plus proches de l’environnement.

Étudiants rebelles et contre-culture ne peuvent que s’identifier aux peuples en révolte tout autour du monde et s’intéresser (fantasmer) à leurs modes de vie, leurs religions et leurs philosophies. C’est finalement en 1976, avec la sortie des Enfants de Dune, que la série devient vraiment mainstream et accède au rang de best-seller. Dune atteint les dix millions de ventes à la fin de la décennie, et même la tête des ventes une fois le film de Lynch sorti.

 
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